Chargement
Les femmes à la tête d’entreprises sont encore peu nombreuses, même au Canada. Mais la présence de celles qui ont franchi le fameux plafond de verre commence à se faire sentir... et à se faire réfléchir. Les femmes font-elles de meilleurs chefs d’entreprise ?
Les compagnies dirigées par des femmes font mieux que les autres. Est-ce en raison de qualités spécifiquement féminines ou à cause d’un virage en cours à la tête des entreprises ?
La présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde, avait eu, au lendemain de la dernière crise financière, une formule qui avait fait image. « Si Lehman avait été “Sisters” au lieu de “Brothers”, le monde serait peut-être très différent aujourd’hui », avait déclaré la femme politique française, alors à la tête du Fonds monétaire international.
Le FMI venait de dévoiler une étude concluant qu’il suffirait de réduire de seulement dix points de pourcentage le retard dans le nombre de femmes présentes dans les conseils d’administration des banques pour en accroître la stabilité autant que l’ont permis toutes les autres améliorations de la réglementation et des comportements adoptées après que la faillite de la banque d’affaires Lehman Brothers eut entraîné l’ensemble du monde financier dans sa chute en 2008.
En 2019, une étude de l’agence de notation Standard & Poor’s observait que les entreprises qui choisissent une femme pour chef de la direction ou chef des finances profitaient, dès les deux premières années, d’une augmentation de 6 % de leur rentabilité et de 20 % de la valeur de leurs actions. En Europe, la banque d’affaires Goldman Sachs a créé un indicateur de performance boursière (GSSTWOMN Index) regroupant les titres des entreprises comptant proportionnellement plus de femmes dans leur main-d’œuvre, leurs hautes directions et leurs conseils d’administration. Là encore, on y a constaté une hausse de la valeur des actions de 22 % sur cinq ans contre une moyenne des grandes compagnies européennes d’à peine 4,2 % (Stoxx Europe 600), en plus d’y trouver une meilleure performance en matière environnementale, sociale et de gouvernance (ESG).
Passionnée par ces questions et première femme à diriger une grande école d’affaires au Canada, la doyenne de l’École de gestion John-Molson à l’Université Concordia, Anne-Marie Croteau, se garde bien de trop s’avancer sur de possibles qualités qui seraient typiquement féminines et expliqueraient cet avantage pour une entreprise d’être dirigée par plus de femmes. « Je ne suis pas psychologue. Il se peut que les femmes aient une meilleure capacité de se projeter à plus long terme, avance-t-elle, et peut-être osent-elles plus, aussi, gérer en fonction de leurs valeurs. Mais ces généralisations sont risquées. »
Ce qu’elle constate, en tout cas, c’est que les étudiantes se reconnaissent moins, en général, dans une conception traditionnelle et soi-disant masculine de la gestion qui serait plus hiérarchique et axée sur les profits à court terme que dans les nouveaux modèles de leadership plus ouverts, plus participatifs et valorisant la prise en compte d’un ensemble plus large de facteurs économiques, financiers, environnementaux et humains. « Ces valeurs sont aussi partagées par les jeunes hommes. En fait, la nouvelle génération me semble porter moins d’attention à ces distinctions hommes-femmes », dit Anne-Marie Croteau, qui se réjouit de voir, dans son école, la parité gagner du terrain, y compris dans les secteurs de la gestion traditionnellement les plus masculins, comme la finance et les technologies numériques.
Pour une diversité
François Dauphin se retient, lui aussi, de s’avancer sur des types de gestion qui seraient intrinsèquement masculins ou féminins. « Tout cela dépend tellement des personnes à qui vous avez affaire. Il peut y avoir une sacrée différence, par exemple, entre une avocate et une ingénieure », note le p.-d.g. de l’Institut de la gouvernance d’organisations privées et publiques (IGOPP), qui s’intéresse aussi à la question.
À l’instar de plusieurs études sur le sujet, dont celle de Standard & Poor’s, il pense plutôt que les meilleures performances des entreprises dirigées par des femmes sont notamment attribuables au fait que, pour être choisies en dépit de nombreux obstacles supplémentaires sur leur chemin, ces dernières se doivent d’être plus compétentes que leurs concurrents masculins pour le poste. « C’est sûr que, si la majorité des entreprises s’entêtent à ignorer la moitié des talents disponibles, les rares qui sont malgré tout choisies ont de fortes chances d’être nettement au-dessus de la moyenne. »
Et puis, tout le monde devrait avoir compris aujourd’hui que pouvoir compter sur une diversité de perspectives est un atout à la tête des entreprises et que, à l’inverse, « se retrouver avec seulement une bande d’hommes blancs qui ont tous le même âge présente le risque de s’enfermer dans une mentalité de groupe », dit François Dauphin. Cette logique ne devrait pas se limiter d’ailleurs à la représentation féminine, mais s’étendre à d’autres formes de diversités, en matière d’âges, par exemple, ou d’origines culturelles.
Et pourtant, les équipes dirigeantes des entreprises sont encore loin d’avoir atteint ce que l’IGOPP considère comme une cible raisonnable de parité, c’est-à-dire au moins 40 % de femmes (ou d’hommes). L’an dernier, la proportion de femmes dans les conseils d’administration n’était toujours que de 20 % (contre 11 %, six ans plus tôt), ont rapporté au mois de mars les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM). La situation ne semblait pas près de s’améliorer, avec à peine la moitié des entreprises s’étant dotées d’une politique en la matière, seulement le quart s’étant fixé des cibles et moins du tiers des postes vacants étant pourvus par des femmes.
La pente s’annonce encore plus raide du côté de la haute direction des entreprises, à peine 5 % d’entre elles étant dirigées par une femme et seulement 15 % ayant une femme comme chef des finances.
Les plus petites entreprises se révèlent avoir plus de rattrapage à faire que les plus grandes, à raison de seulement 15 % de femmes dans les conseils d’administration des sociétés affichant une capitalisation boursière inférieure à 1 milliard de dollars, contre le double pour celles dépassant les 10 milliards.
À plus petite échelle
À une plus petite échelle, les dirigeants de PME qui participent aux activités de formation de l’École d’entrepreneurship de Beauce vivent eux aussi les mêmes remises en cause, observe l’un de ses responsables, Éric-Michel Hallé.
Basée largement sur une approche visant à mettre en relations des entrepreneurs débutants ou en perfectionnement avec des chefs d’entreprise reconnus et aguerris, l’École est le théâtre d’un certain choc des générations. On trouve, d’un côté, des chefs d’entreprise plus âgés habitués de chercher le profit avant tout, de faire passer le travail avant la famille et d’être les seuls maîtres à bord après Dieu. Mais on trouve, de l’autre côté, une relève animée « par une approche plus collaborative, le goût de maintenir un meilleur équilibre dans sa vie et le souci d’avoir un impact positif à long terme, pas seulement sur son entreprise, mais aussi sur ses employés, ses clients et sa communauté ».
À force d’y partager ses expériences, on se rend compte également qu’il « n’y a pas seulement une façon de gérer une entreprise », affirme Éric-Michel Hallé. « On voit des hommes qui ont une approche soi-disant féminine et on voit l’inverse. On voit surtout qu’il faut savoir s’adapter à sa réalité, défendre ses valeurs et oser se montrer créatif. »
Source : LEDEVOIR